Sensation. La vague de la Feyssine a très vite été rebaptisée
"Hawaï-sur-Rhône". Elle est mondialement réputée chez les kayakistes
adeptes du freestyle.
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Hawaï-sur-Rhône
C'est "la" vague. Un mur d'eau sur le Rhône qui, quand le débit passe les
1000 m3/seconde, monte à 3 mètres. Et devient l'un des meilleurs spots au
monde pour le kayak freestyle.
La Tour de la Part Dieu
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C'est une rive perdue, juste encombrée de rumeurs superposées. Celle
d'abord du périphérique nord, perché trente mètres plus haut, qui dessine
tout en béton une arabesque pressée. Celle des rails de chemins ferrés
enchevêtrés de trains de banlieue. Celle du large Rhône, enfin, en amont
plutôt force tranquille, qui, soudain, sans explications, apparentes, se
fâche, se dresse, se retourne, créant une vague aussi soudaine qu'incongrue,
qui, s'élève à trois bons mètres. C'est un lieu qu'il faut mériter au bout
d'un inexpugnable noeud routier, ferroviaire et lacustre, et que tous les
kayakistes de la planète liquide connaissent sous un nom de code:
Hawaï-sur-Rhône.
Sylvain
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Il faut prendre la bonne sortie macadam, oser un serre retourné à droite
vers une route qui semble mener nulle part, ne pas s'arrêter à une barrière
qui interdit d'aller plus loin, dénicher la clé planquée, et dépasser la
pile du pont ou un tagueur apprenti poète a signé ses premiers vers
hésitants d'un suranné Ronsard. C'est là, presque en plein Lyon, avec vue
sur la tour de la Part-Dieu, avec vue encore sur la ferraille
néo-eiffelienne qui marque la colline de Fourvière. Une demi-douzaine de
vieilles voitures qui ont vu l'eau de trop près pour ne pas être grignotées
par la rouille. Des humanoïdes casqués, drapés de tutus en caoutchouc,
improbables pingouins qu'on ne devine à l'aise que dans l'eau bouillonnante.
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Il y a là Jay, voiture immatriculée en Angleterre, accent rocailleux. "Je
suis là pour la vague, tout le temps, y en a qui sont cons, hein?" Jay est
né danois. Neurones bien agencés. On le dit ingénieur. Il cherchait un spot
sur la carte du monde pour étancher sa passion. Lachines à Montréal?
Skookumchuck à cinq heures de Vancouver? Le Nil Blanc en Ouganda? Il a
d'abord surfé Internet. Puis tchatché, comparé, et l'évidence l'a parachuté
là. A Caluire-et-Cuire, Rhône. Parce que vague unique en Europe. Un pack
de huit pains au chocolat de chez Auchan sur le siège. Beaucoup d'eau
fraîche. A quatre degrés. Si le thermomètre s'engourdit encore un peu, les
gouttes d'eau gèleront sur les pagaies. Jay grelotte, mais y retourne. La
neige a fondu, les torrents ont gavé le grand Rhône. Débit du jour, 1300
m3/seconds. Ce n'est pas si souvent.
Surf. Les kayaks de
freestyle sont très courts, à fond plat et dotés de
carres pour "mordre" la vague.
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A la base, un hasard. L'eau n'est pas faite pour jouer. Confisquée. Faut
produire de l'électricité, refroidir des centrales, irriguer des terres,
fournir toutes les soifs. Les pêcheurs et les kayakistes se sont toujours
contentés des restes. Voila dix ans, la Compagnie Nationale du Rhône
constate que les piles des ponts lyonnais succombent à l'érosion précoce.
Trop de courant. Il est décidé de freiner le grand fleuve en amont. Une
immense marche de deux mètres de haut barrera le fleuve, casse courant. Gros
bétonnage. On ne distingue rien, on le devine, barrage enfoui. Les eaux,
battues, calmées, vont se rendre, mais dans une dernière épreuve de force,
elles créent cette vague incongrue, ce coup de pied de l'âne entravé, cette
rebuffade de l'état sauvage enchevêtré.
David
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Le gardien actuel du lieu s'appelle David "Mac Fly" Arnaud, premier français
à "vivoter" du kayak acrobatique. Études commerciales. Il devrait avoir la
cravate et faire rentrer les sous pour des actionnaires. Pour l'heure, il
pagaie ferme. "C'est pas chef de produit chez HP..." Il se fait aussi
grenouille météo. Il reluque les infos du coté de l'Ain et du Doubs. S'il
pleut gros là-bas, ça va descendre. Internet. Site hydrographique, réservé
aux péniches. Si les courbes s'affolent, la vague va se dresser. Alors, le
murmure grandit, l'info se diffuse, les aficionados de l'eau accourent, les
plaques d'immatriculation racontent la vaste France, la Navarre et bien
plus.
Il s'agit juste de flirter
avec la fureur sur ses bords. Ne pas tenter le diable dans le coeur de son
rodéo aquatique.
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Hawaï-sur-Rhône... "Le spot est intimidant", résume David Arnaud. Tellement
que, du périph, des automobilistes affolés, régulièrement, sonnent les
pompiers, sûrs d'apercevoir des pantins désespérés se laisser aller à la
noyade. Tellement qu'il est hors de question de s'y jeter totalement, qu'il
s'agit juste de flirter avec la fureur sur ses bords, ne pas tenter le
diable dans le coeur de son rodéo aquatique. A moins qu'un jour ...
Mika
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Ils sont toujours au moins une dizaine, étudiants en dispense de cours,
jeunes attardés qui conjuguent vie active à leur façon. David Arnaud, Jay.
Mika, aussi, qui sort après quatre heures de bain régénérant. "Je suis dose
de chez dose. Je vais me faire quatre steaks haches et un kilo de pâtes."
Se refaire pour y retourner. Pour enchaîner les figures les plus ultimes,
pour réussir des blunt, des airscrew, des hélix ...
Pour être paré aussi le jour, l'heure, la minute, ou se dresse "The Wall",
le Mur ... Car Hawaï-sur-Rhône, tout au long de sa grande largeur, à ses
degrés. La vague n'est pas uniforme. Elle change. Se contorsionne, se
rebelle. Parfois, à ceux qui ont su attendre, à ceux qui l'ont méritée,
elle offre la jouissance de la pente ultime, "The Wall", le Mur ... Il
faudrait alors des baffles pour faire péter l'album éponyme psychédélisé
Pink Floyd qui irait bien avec ... Un mur vert, sans écume, vertical,
statique. "On l'a eu vingt minutes en 2003, cinqu heures en 2002", résume
David Arnaud... Un mur éphémère. Les analyses des courbes de débit révèlent
qu'il se maçonne quand l'eau en crue monte "vers 850 à 950 m3". Mais la
condition n'est pas suffisante. Le reste semble appartenir à l'insondable.
"On n'a pas tout compris", se désole son gardien. La hauteur en aval
influerait. Les îles de galets en amont aussi joueraient les
perturbatrices. "Faut surveiller, ne pas désespérer, aller voir sur
places". Passer sous le périph, lever la barrière des pompiers ...
Quand elle est là, alors les sensations sont décuplées, alors les limites
sont repoussées, alors la verticalité et l'horizontalité se confondent un
peu plus, alors l'esprit free est un peu plus là ...

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C'est drôle d'imaginer qu'au début la vague était seule dans sa furie, que
personne n'essayait de la domestiquer. Les découvreurs étaient des
kayakistes de slalom, curieux, qui risquaient timidement la pointe de leurs
grands bateaux, pour un simple surf, approche modeste et sécurisée, comme on
trempe un bout de doigt dans un grand bain. L'esprit n'était pas encore là.
"Dans la culture slalom, avoir la tête sous l'eau, c'était synonyme d'échec."
Rester droit, fier, ne pas toucher les portes. Et puis, les consciences se
sont secouées. Portes égale barreaux. Les briser. David Arnaud, junior
prometteur, aussi, avait été élevé entre les portes. Sept ans de formation.
Et puis, l'évasion. Besoin, envie. Avec le matériel qui suit l'évolution de
pensée. Les kayaks raccourcissent, souvent dans un garage de bricolos. 4
mètres hier, 1.90 m aujourd'hui. Courts et maniables. Fonds plats. "Le
bateau n'est plus un handicap dans l'évolution, tu le modifies, tu fais tout
ce que tu veux avec lui, tu t'affranchis des contraintes, tu ne suis pas un
règlement, un texte, tu t'inspires de tes envies. Tu accèdes à une dimension
de jeu avec l'eau que tu ne retrouves dans aucune autre discipline du kayak.
Tu convertis en sensations tout ce que la rivière peut t'offrir de diffèrent
en plaisir. La liberté ..." La liberté d'avoir la tête sous l'eau ou la
tête en l'air.
Auteur: Stéfan L'Hermitte for L'Equipe Magazine
Photos: Paul Villecourt / outdoor-reporter.com / for l'Equipe Magazine
Riders: David and Sylvain Arnaud, Mika Hyla, Alex Dimitriou, Jay Sigbrandt